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Grandeur et décadence de l'ESIC

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Le 6 mai dernier, quelques jours avant le Major, l’ESIC suspendait trois coachs accusés d’avoir utilisé des variantes du fameux "coach bug" : zakk, hally et peacemaker. Deux mois plus tard, deux des trois sanctions se sont envolées, en même temps qu’une bonne partie de la crédibilité et de la légitimité de l’ESIC. Explications. 

C’est quoi l’ESIC ?

Fondée en 2016, l’ESIC est dirigée depuis par Ian Smith, ancien avocat, qui avait notamment géré les problèmes d'intégrité au sein de la fédération internationale de cricket. Indépendante, l'ESIC définit sa mission comme celle d’un "gardien de l’intégrité de l’esport", responsable de la "disruption, de la prévention, de l’investigation et des poursuites de toutes les formes de triche, incluant [...] le trucage de match et le dopage".

Une mission respectable et immense, tant l’histoire de l’esport est liée de près à toutes les formes d’abus, de matchs truqués et autres moyens illégaux de gagner un avantage compétitif. C’est d’ailleurs une critique qui revient souvent pour expliquer la lenteur désormais légendaire des enquêtes de l’ESIC : financée par les acteurs de l’écosystème, notamment les organisateurs de tournoi, l’ESIC est une petite structure de quelques employés, complètement sous-dimensionnée pour investiguer des phénomènes majeurs, parfois systémiques au sein de certaines scènes, comme en Australie.

Le coach bug et le rôle central de l’ESIC

Durant l'été 2020, un bug permettant aux coachs de se retrouver sur certains points de la carte et de faire bouger leur caméra pour observer l’action en direct est révélé. Normalement limités à la vue subjective de leurs joueurs, les coachs qui bénéficient de ce bug sont bloqués sur une zone, comme la fontaine sur Inferno, et voient tout ce qui s’y passe.

Rapidement, l’ESIC s’empare de ce dossier et mène l’enquête. Après plus d’une année, la Commission rend son verdict : 37 coachs sont condamnés à diverses suspensions en fonction de la gravité de l’infraction. Pour certains, le simple fait d’avoir eu le bug une fois, pendant un round, sans avoir bougé leur caméra, les fait passer à l’échafaud. Pour une fois assez prompt à réagir, Valve emboîte le pas et aligne une grille de suspension de participation aux Majors sur les suspensions prononcées par l’ESIC.

Vous vous rappelez de HUNDEN ? Quelle rigolade à l'époque quand même.

Nous sommes alors au sommet de la gloire de l’ESIC. Légitimées par Valve, les sanctions font autorité et tout le monde s’accorde à dire que ce coup de balai est le bienvenu sur la scène. Certes, on entend ça et là quelques critiques sur la dureté de certaines peines. En effet, faute de pouvoir savoir si les coachs fautifs ont communiqué les informations qu’ils obtenaient à leurs joueurs, la Commission adopte une ligne dure et sanctionne tous les coachs qui sont tombés sur le bug. C’est ainsi que RobbaN, dont l’équipe (FaZe) prend 16-1 sur le match où il a le bug, se voit privé de deux Majors consécutifs même s’il n’a visiblement pas beaucoup aidé ses joueurs. 

Deux nouveaux bugs, une nouvelle enquête

Rapidement, deux nouveaux bugs sont détectés. Le premier, appelé "third person", bloque la vue du coach sur un de ses joueurs à la 3ème personne. Il peut bouger la caméra autour du joueur, avec le potentiel de voir des angles et des positions que le joueur ne voit pas à la première personne.

Le second, plus grave, est tout simplement un "free roam". Il permet au coach qui en bénéficie de se promener sur toute la carte, à sa guise. Les premières rumeurs sont vertigineuses, on parle d’une centaine de coachs impliqués, y compris dans le tier 1. Pour beaucoup, les révélations à venir seront les clous finaux dans le cercueil de la profession de coach. Honnie par Valve, elle est déjà fortement contrainte en Major. Nombreux sont ceux qui annoncent sa suppression pure et simple lors de la compétition la plus importante de l’année suite à cette nouvelle vague. 

Valve devait être bien content de la victoire de FaZe Clan en Major :
cinq joueurs, un gros cerveau sur le serveur et pas de "vrai" coach derrière eux.

Sauf que cette vague, elle se fait attendre. Longtemps. Très longtemps. Jusqu’à un beau jour de mai, où l’ESIC sort de sa boite et annonce la suspension pour le Major de 3 coachs coupables d’infraction : naak de chez 9z, hally de chez Team Spirit et peacemaker, coach d'Imperial. Le raisonnement de la Commission pour exclure ces coachs du Major avant de rendre public le résultat de ses investigations est le suivant : nous avons la preuve qu’ils ont fauté et un coach tricheur ne doit pas avoir l’opportunité de participer, voire de gagner le Major. Un raisonnement qui se tient, mais le timing de l’annonce interpelle : pourquoi avoir attendu aussi près du Major, alors que cela faisait plus d’un an que l’enquête avait commencé ? 

D’autant que pour l’un d’entre eux, peacemaker, c’est la version la plus grave du bug qui a été détectée, le "free roam". Et la vidéo ne laisse aucun doute : le coach brésilien ne s’est pas mis AFK, ne s’est pas déconnecté, il se balade clairement sur la carte pendant un round de son équipe, se positionne aux endroits où sont ses joueurs et est pleinement en mesure de donner toutes les informations. 

Retournement de situation et création d’un précédent

Mais voilà, le Major à peine terminé, nouveau rebondissement. Dans un tweet triomphant, peacemaker annonce avoir été blanchi par l’ESIC, ce que la Commission confirme le lendemain dans un communiqué lunaire. Pourtant coupable d’une infraction particulièrement grave, à savoir l’utilisation active du free roam bug, l’ESIC accepte de réduire la peine du coach brésilien au temps servi, à savoir les 22 jours depuis la première annonce. 

On y apprend qu’il a bénéficié de "témoignages d’experts" et "de preuve de son caractère", le tout appuyé par une vidéo montée par l’analyste Danny "mahone" Hsieh, décrit comme neutre bien qu’embauché par peacemaker pour la tâche. De l'aveu même de Ian Smith, l’offense de peacemaker aurait habituellement mérité une sanction plus lourde mais "dans ces circonstances particulières, [...] 22 jours est une sanction appropriée et proportionnée". 

D’après l’ESIC, peacemaker aurait apporté la preuve qu’il n’a pas communiqué d’informations, quand bien même cette circonstance n’a jamais été prise en compte lors de la précédente vague de sanctions. Et c’est ce détail qui a amené la Commission a réduire la sévérité de la qualification de l’offense. On n’est plus sur une cheating offense, comme c’est censé être le cas pour le free roam bug, mais simplement sur l’absence de notification à un administrateur de l’existence du bug sur un seul round, soit la faute la plus légère. 

Peacemaker a déjà coaché 11 équipes différentes sur CS:GO.
Soit la moitié du nombre de jours qu'il a purgé pour avoir triché.

Ce retournement étonnant fut suivi d’un second dans le cas de zakk. Là encore, des "informations supplémentaires" auraient convaincu Ian Smith de lever la suspension du coach brésilien, qui avait bénéficié de plusieurs occurrences du bug, notamment sur Mirage. Sa culpabilité finale n’a pas encore été déterminée, mais il a d’ores et déjà pu suivre ses joueurs lors de la Roobet Cup 2022, un événement organisé par un partenaire de l’ESIC. Il avait pourtant plus d’une infraction reprochée, ce qui semblait rendre impossible le même tour de passe-passe que pour peacemaker. 

De la faiblesse structurelle de l’ESIC

Comment comprendre ces revirements soudains ? Comment comprendre qu’un peacemaker, dont la vidéo est claire dans ce qu’elle montre, puisse bénéficier d’une telle clémence quand un RobbaN a pleinement purgé ses deux Majors de sanction ? La solution est peut-être à chercher ailleurs.

Lors de la première vague, peu de coachs avaient contesté leurs bans. Certains l’avaient fait, souvent avec les moyens du bord, parvenant parfois à réduire les sentences après des démarches relativement longues. Il semblerait que le cas peacemaker soit différent. Si on en croit le journaliste Richard Lewis, pourtant très proche et longtemps fervent supporter de l’ESIC, il a suffi à peacemaker de mobiliser l’équipe légale d’Imperial pour obtenir gain de cause. 

On n'allait pas gâcher l'ambiance de la dernière danse du Parrain de la scène brésilienne
avec une bête histoire de triche, si ?

Structure puissante économiquement, capable de payer des salaires astronomiques à des joueurs éclatés, Imperial a simplement menacé l’ESIC de contester la suspension en justice, devant des vrais tribunaux, dans des vraies juridictions, et de partir dans des procès interminables et, surtout, très chers. Et on en arrive au nerf de la guerre, l’argent. 

On le disait au début, l’ESIC est une petite structure, peu financée. Elle est structurellement incapable de mener un procès, potentiellement sur plusieurs juridictions à l’international. Cela demande un ou plusieurs avocats à temps plein, spécialisés en droit du travail. Bref, ça coûte très, très cher. Et ce qu’elle ne peut pas se permettre dans un cas, comme celui de peacemaker, elle ne peut pas se le permettre dans, potentiellement, 5, 10, 20 ou 100 cas, comme ceux qui arrivent. 

Manque de moyen ou mauvaise foi ? 

Un article récent publié par Luis Mira pour Dexerto dépeint cependant un portrait encore plus sombre. En plus de son équipe réduite et de ses moyens limités, l’ESIC aurait aussi des processus peu équitables, voire carrément hostiles face à certains coachs. Une tendance qui serait corrélée avec le prestige du coach dans le viseur de la commission.

Dans cet article-fleuve, on apprend ainsi que ToH1o, modeste coach de la scène CIS, a eu le plus grand mal du monde a faire valoir ses arguments et a dû attendre plusieurs mois avant de voir son appel accepté. Deux ans plus tard, malgré un verdict finalement en sa faveur, ToH1o ne sait toujours pas s’il a le droit de coacher une équipe à un événement sponsorisé par Valve. Un manque de professionnalisme inacceptable lorsque les enjeux sont aussi élevés. 

Un autre témoignage, celui de lmbt, ancien coach de MOUZ ou HellRaisers, révèle l'absence de transparence des façons de faire de l’ESIC. Selon lui, l’enquête à son sujet aurait débuté après l’annonce de son ban, au sens où c’est à ce moment-là que des contacts ont été pris avec lui et qu’il a pu apporter des preuves de son innocence. Cette fois-ci, les processus ont été efficaces, puisque quelques semaines plus tard, il était acquitté. Mais pourquoi ne pas avoir fait ça avant l’annonce ?

On a besoin de l’ESIC

En un sens, le masque est tombé. Les définitions classiques du pouvoir le font reposer sur deux piliers : la légitimité et la coercition. L’ESIC avait la première mais vient de révéler qu’elle n’avait pas les moyens de la seconde, et a fini par perdre les deux. La vague de sanctions à venir pose alors la question de sa pertinence : sur la centaine de coachs concernés, ceux soutenus par des structures puissantes pourront-ils simplement montrer leurs muscles pour échapper à leur peine sous prétexte "d’informations complémentaires portées à l’attention de Ian Smith" ? 

Terminons sur une note plus éthique. Il est absolument nécessaire qu’une entité comme l’ESIC existe. Probablement pas sous sa forme actuelle, pas avec les personnes actuelles à sa tête, et pas financée comme elle l’est actuellement. Parce que, au-delà des limites de la Commission, ce que révèle toute cette affaire, c’est surtout la capacité de nombreux acteurs de l’écosystème à exploiter la moindre possibilité de triche pour gagner un avantage compétitif. 

Face à cette mentalité pourrie, et à tous les coachs qui ont véritablement triché, CS:GO a besoin de l’ESIC, ou en tout cas d’une forme d’ESIC. Pour que, a minima, quand tout le circuit aura été relocalisé dans des pétromonarchies sanguinaires et que le trophée du Major sera remis par un type qui a potentiellement caillassé un homosexuel avant de venir, on puisse encore se raccrocher à la certitude de ce qui se passe sur le serveur. Parce que c’est tout ce qui nous restera. 

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