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Blog de la rédac : CS:GO et l'Arabie Saoudite, pourquoi ?

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Page 1: Version française

Ce Blog de la Rédac a été initialement publié en mai 2020. Mais suite à l'annonce du rachat d'ESL et de FACEIT par l'entreprise saoudienne Savvy Gaming Group, nous nous sommes dits que l'occasion était belle de le remonter, étant donné qu'il aborde toutes les problématiques découlant d'une belle opération financière.
Ne vous étonnez donc pas si cet article vous dit quelque chose !

Une compétition un peu particulière s'est tenue en ce dernier week-end de mai : le Gamers Without Borders. Un tournoi de charité organisé sur divers jeux pour venir en aide à des organisations non gouvernementales qui luttent, de diverses façons, contre la pandémie de COVID-19 et ses conséquences sanitaires, économiques et sociales. Parmi ces ONG, on retrouve l’UNICEF, l’Union Internationale des Télécommunications ou encore l’International Medical Corps.

À la clé, 2 000 000 $ seront distribués aux équipes participantes (et jusqu’à 10 000 000 $ pour l’ensemble des jeux), qui choisiront parmi les sept ONG sélectionnées un récipiendaire de leurs gains. Sur le papier, tout va bien dans le meilleur des mondes : un joli petit tournoi avec de belles équipes du top 15 monde, de l’argent pour aider face à la pandémie mondiale, l’amour, la paix, les bisous. Là où ça devient intéressant, c’est lorsqu’on se penche sur la provenance de ces fonds, relativement exceptionnels pour un tournoi en ligne de cette ampleur.

En effet, sur le site officiel de la compétition, on ne retrouve aucun des sponsors traditionnels qui grèvent généralement les pauses des streams CS:GO ; en vous connectant au flux de GWB, vous ne verrez pas le clip de l’histoire de karrigan by Intel pour la 3 000ème fois, et vous ne subirez pas les vidéos de promotion d’un énième site de paris et de vente de skins.

De fait, sur ce même site, on apprend que le commanditaire et l’organisateur de l’événement n’est autre que le gouvernement de l’Arabie Saoudite, par l’intermédiaire de la Fédération Saoudienne des Sports Électroniques et Intellectuels (SAFEIS), sous la tutelle du ministère des Sports. 

La liste pour le moins inhabituelle des soutiens et sponsors du Gamers Without Borders.

On pourrait en rester là, et se dire qu’après tout, peu importe qui donne l’argent, l’important c’est d’aider les ONG qui sont en première ligne face au COVID-19. Une position qui se défend, au prix d'une éthique à géométrie variable. Surtout, la curiosité peut amener à se poser une question simple : pourquoi l’Arabie Saoudite entreprend-elle cette démarche ? Qu’est-ce qui pousse une des dictatures les plus conservatrices et brutales du monde à investir sur CS:GO, Fortnite et DotA 2 ? Non, vous ne rêvez pas, on est bien sur VaKarM, et on va discuter réformes saoudiennes, géopolitique de la péninsule arabique et soft power international.

Pour bien comprendre les raisons derrière un projet comme le Gamers Without Borders, il faut envisager le contexte saoudien à deux niveaux. D’une part, à un niveau interne, qui resitue ce genre d’initiatives dans une stratégie plus générale de transformation rapide de la société saoudienne par le nouveau Prince héritier d’Arabie Saoudite, Mohammed ben Salmane. D’autre part, à un niveau externe, qui permet d’inscrire ce genre d’actions dans un mouvement global de constitution d’une nouvelle image internationale pour le pays.

Quand l'Arabie Saoudite découvre la crise

Vous le savez sans doute, plus que tout autre État au monde, l’Arabie Saoudite est le pays du pétrole. Assise sur un trésor d’or noir, l’entreprise d’État qui gère les gisements, Aramco, serait valorisée à plus de 3 000 milliards de dollars. Reposant sur cette manne d’argent vertigineuse, l’économie interne du pays s’est construite de manière relativement originale : aides sociales extrêmement généreuses, absence quasi totale d’imposition et rentes d’État versées sous la forme d’emplois publics fictifs sont au coeur du contrat socio-économique qui lie les citoyens saoudiens à leur État.

Sauf que depuis plusieurs années, le prix du baril ne cesse de chuter, un phénomène encore accéléré par la pandémie et les baisses de consommation d’énergie qu’elle a causées. Ces variations ont déjà eu des conséquences drastiques, telles que la mise en place d’une TVA à hauteur de 15%1 sur la totalité des biens vendus dans le pays, une révolution fiscale à l’échelle du pays. De plus, face à l’urgence climatique, de plus en plus de gouvernements commencent à envisager, bien tardivement, de réduire leur dépendance au pétrole. Pour l’Arabie Saoudite, dont la totalité de l’édifice politique, social et économique repose sur un pétrole fort, c’est une perspective apocalyptique.

Pour faire face à ce problème de grande envergure, un plan de transformation majeur du pays a été mis en place et porté, dès 2015, par l’actuel Prince Héritier, Mohammed ben Salmane : Vision 20302. Pour faire simple, l’objectif de ce plan est de diversifier l’économie du pays, de réformer en profondeur la société saoudienne et de faire évoluer les structures politiques.

Il est jeune, il est souriant, il est réformateur, il assassine ses opposants, c'est Mohammed ben Salmane
(Crédits : ArtNet)

Réformes et répression, la méthode ben Salmane

On ne va pas rentrer dans le détail de tout ça, ce qui nous intéresse, c’est le deuxième aspect, la réforme de la société. Depuis sa prise de pouvoir, Mohammed ben Salmane a multiplié les gestes en direction de sa population jeune3, aujourd’hui majoritaire dans la démographie du pays : autorisation de conduire pour les femmes, réouverture des cinémas, organisations de concerts musicaux et, donc, investissement dans l’esport.

Plus qu’une charité désintéressée, sur le plan interne, l’organisation d’un tel événement doit donc avant tout se comprendre comme le renforcement de la légitimité d’un gouvernement qui fait face à une crise économique sans précédent pour le pays. Le nécessaire plan d’austérité fiscale, dans lequel s’inscrivent la création et l’augmentation de la TVA évoquée plus haut, a du mal à passer auprès d’une population habituée à toutes les largesses permises par le pétrole. Ces "réformes" s’inscrivent donc dans une stratégie de séduction de larges pans de la population.

Néanmoins, dans toute définition du pouvoir, légitimité ne va pas sans coercition, et de ce côté-là, ben Salmane ne chôme pas4. Lui qui avait pris le pouvoir en extorquant de force les grandes fortunes de son pays a aussi accru la répression des militants, artistes, intellectuels, et multiplié les incarcérations et exécutions arbitraires. On vous rassure, derrière le vernis de la charité sans frontière, l’Arabie Saoudite reste l’Arabie Saoudite, avec sa torture, sa corruption et ses arrestations secrètes. De fait, en participant à ce tournoi, les structures engagées aident autant les ONG comme l’UNICEF qu’elles participent à légitimer le pouvoir répressif et brutal de ben Salmane.

Redorer le blason à l’international

Pour saisir l’objectif de la stratégie d’image internationale de l’Arabie Saoudite, il faut se pencher sur son voisin honni, le Qatar. Petit émirat sans importance à l’orée des années 2000, le Qatar a entrepris une stratégie de soft power pour acquérir une reconnaissance internationale impressionnante. Par soft power, on entend la capacité d’un acteur (État, ONG, association, etc.) à influencer d’autres acteurs par des moyens non coercitifs, c’est-à-dire culturels, idéologiques, voire structurels.

C’est exactement la stratégie entreprise par le Qatar depuis plusieurs années. Incapable de peser sur la scène par sa puissance militaire, l’émirat a multiplié les investissements visant à acquérir une influence plus ou moins directe dans des secteurs tels que le tourisme, le divertissement ou encore le sport. L’exemple qui vient évidemment en tête est le rachat du Paris Saint-Germain en 2011, mais on pourrait aussi penser aux opérations de sponsoring par Qatar Airways ou encore à l’organisation controversée de la Coupe du Monde 2022.

Le rachat du PSG par le Qatar, une opération de soft power menée de main de maître (Crédits : VIPSG.fr)

Et l’Arabie Saoudite dans tout ça ? Et bien elle s’y met, avec un peu de retard sur son voisin qatari. En effet, un aspect majeur du plan Vision 2030 vise à normaliser l’image du pays, qui souffre d’une réputation désastreuse, que ce soit du fait de sa manipulation constante des cours du pétrole à des fins politiques ou de ses violations permanentes des droits de l’homme.

Plus récemment, deux affaires ont particulièrement retenu l’attention. Tout d’abord, le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi5, dans lequel la responsabilité de l’État saoudien ne fait aucun doute et qui a très largement choqué la communauté internationale. Puis, surtout, l’implication active de l’Arabie Saoudite dans la répression sanglante des soulèvements au Yémen. Convaincu que les rebelles houthis du Yémen sont soutenus par l’Iran (adversaire principal de l’Arabie Saoudite dans la région), ben Salmane s’est engagé pleinement dans une campagne de bombardements massifs6, notamment permise par l’achat de matériel militaire occidental. Aujourd’hui, on estime que 18 millions de personnes n’ont plus accès à l’eau et à des soins élémentaires au Yémen, alors que 2 millions d’enfants souffrent de malnutrition.

CS:GO, soft power et éthique variable

Maintenant, mettez-vous à la place de ben Salmane. Vous portez un projet de réforme interne et de normalisation de l’Arabie Saoudite sur le plan international (Vision 2030) mais vous participez activement à la plus grande crise humanitaire du monde actuel. Quelle pourrait être votre stratégie ? Le soft power ! Après tout, qui se souvient que le Qatar a employé des esclaves dans des conditions déplorables pour construire des stades de foot ? Ils ont ramené Kylian Mbappé et Neymar Jr. à Paris, ça, c’est cool.

Alors vous aussi, vous allez essayer de racheter un club de foot. On a vu les rumeurs de rachat de Manchester United, aujourd’hui les Saoudiens semblent très proches de Newcastle7 et les liens avec l’Olympique de Marseille agitent également le microcosme footballistique français. Et puis vous allez vous engager dans la lutte globale contre la pandémie, parce que personne n’est contre la charité médicale, n’est-ce pas ? Personne ne vous accusera de faire de la politique si vous apportez un soutien financier majeur à des associations d’intérêt général en ces temps de crise mondiale, seuls les cyniques et les haters peuvent être contre ça !

D’autant que, s’il y a bien quelque chose dont on s’est rendus compte ces dernières années, c’est l’influence culturelle que pouvaient avoir les joueurs en ligne de tout poil. S’assurer leur soutien ou, tout du moins, leur indifférence, c’est aussi participer à la redéfinition des problématiques légitimes dans les champs politiques locaux. Ce fut là un des piliers assumés de la stratégie de l’extrême droite américaine lors du GamerGate8. Alors, pourquoi ne pas commencer par l’organisation d’un tournoi d’esport massif, aux ambitions louables ? On appellerait ça Gamers Without Borders, pour faire penser aux ONG et autres associations caritatives connues du public, ce serait une bonne première étape non ?

En 2015, un tournoi un peu similaire, en LAN et sur invitation, avait été organisé en extérieur, à Dubaï :
l'ESL ESEA Invitational Dubaï.
(Crédits : IGN)

Si le constat sur les objectifs d’une telle entreprise s’impose par son évidence, on ne peut pas dire qu’on soit surpris. Entre les opérations de sponsoring de l’armée américaine et les tournois déjà organisés à Dubaï ou en Chine, il y a bien longtemps que l’esport en général, et CS:GO en particulier, a été identifié comme un élément de whitewashing par les divers régimes autoritaires. Certains ont même parlé d'"esportwashing", notamment lors des finales BLAST Pro Series qui s'étaient disputées l'an dernier au sultanat de Bahreïn9.

De même, côté équipes et organisateurs de tournois, il suffit de constater l’importance des revenus apportés par des sites de paris et de trading pas toujours très nets, voire parfois franchement criminels, pour imaginer qu’ils n’ont pas été embarrassés par l’éthique au moment d’accepter l’invitation de la Fédération Saoudienne des Sports Électroniques et Intellectuels. En d’autres termes, l’Arabie Saoudite seule ne pourrait utiliser l’esport pour redorer son blason : c’est bien la collaboration active de tout un écosystème (casters, streamers et YouTubers rémunérés, joueurs, équipes) qui lui permet d’activer une telle stratégie.

Références :

  1. The "New" Saudi Arabia, Where Taxes Triple and Benefits Get Cut. Forbes. 13 mai 2020. Lien 
  2. Saudi Arabia announces plan to end its "addiction" to oil. The Washington Post. 25 avril 2016. Lien
  3. The paradox of Saudi Arabia social reforms. PBS. 1 octobre 2019. Lien
  4. The high cost of change. Human Rights Watch. 4 novembre 2019. Lien
  5. Jamal Khashoggi: All you need to know about Saudi's journalist death. BBC. 19 juin 2019. Lien
  6. Yemen crisis: Why is there a war ? BBC. 10 février 2020. Lien
  7. Romain Molina - Le rachat de Newcastle : choc diplomatique entre l'Arabie Saoudite et le Qatar. YouTube. 19 mai 2020. Lien
  8. Steve Bannon learned to harness troll army from World of Warcraft. USA Today. 18 juillet 2017. Lien
  9. BLAST Pro, Bahrain and "esportswashing". Rivalry. 13 décembre 2019. Lien
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